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mercredi 15 décembre 2010

La légende d'Amaterasu - Partie I

Cette histoire m’a été racontée maintes fois, par maints différents bardes, en maints pays distincts.
Elle parle de droiture, de rancœur, de destinée et de sauvagerie.
Elle parle d’espoir et de courage.
Elle parle de nous, je crois. De moi, en tout cas, sans le moindre doute.

Elle commence dans une terre désolée, battue par les vents depuis des temps immémoriaux. Parsemée de larges collines, cette étendue détrempée n’est que bruyères et marécages, tumulus, mégalithes effondrés, ruines et cadavres recouverts de mousse et de fougères. De larges ruisseaux invisibles et glacés la zèbrent traitreusement, achevant de la rendre hostile – et souvent mortelle – à toute forme de vie insuffisamment aguerrie.
Plus au Sud, le sol s’adoucit et de nombreux petits villages rivaux de robustes cultivateurs et de fiers guerriers luttent rageusement pour sa possession. Mais c’est ici, au centre de cette lande maudite des dieux et fuie des hommes, constamment étouffée sous une épaisse chape de nuages noirs, qu’imperturbablement, elle veille.

De loin, on peut la prendre pour un autre cairn laissé là à la gloire d’un des innombrables héros qui sévirent et périrent dans la région.
En approchant un peu, on croit soudain avoir affaire à un homme, tant la silhouette est figée dans une attitude humaine. Une attitude de mort, réalise-t-on face à son effarante immobilité.
De fait, un squelette l’habite.
Et l’actuel locataire n’est que le dernier d’une interminable lignée de mécontents et de rêveurs.
Mais ceux-là sont insignifiants.
Ce n’est qu’arrivé à quelques pas qu’on devine enfin sous le lichen la véritable nature de cette statue morbide et solitaire.
C’est une armure.
Une armure de géant.
Elle culmine à plus de deux mètres de hauteur, dominant largement jusqu’aux plus monstrueux de ses visiteurs. Appuyée sur une puissante lance de métal, à laquelle sont cramponnées les mains de sa pathétique dépouille, elle semble toujours sur le point de s’écrouler. Mais les plus anciens des sages sont là pour témoigner qu’elle n’a pas frémi d’un pouce en cent ans, malgré le passage répété de tempêtes capables de soulever des maisons de pierre et de les disloquer dans les airs comme de vulgaires pantins de paille.
Immuable et terrible, elle règne seule sur la désolation.

Il n’en a pas toujours été ainsi.
Bien que personne ne soit encore vivant pour en parler d’expérience, tout le monde dans ces contrées connait sa légende. Comment elle est arrivée ici, ce qu’elle attend, ce qu’elle est.

C’était un jour sanglant même selon les standards de cette lointaine époque barbare.
L’intégralité des hommes – et garçons – de la région s’étaient entretués toute la journée durant au sein d’une absurde mêlée dont seul était censé ressortir indemne le prochain chef suprême.
Monstre parmi les monstres, Olaf « Brise-crânes » Gustavson était encore debout. Autour de lui, aussi loin que son regard portât, le sol n’était qu’un amas de métal et de chair ensanglantés. Entre les collines jonchées de guerriers gémissants, des petits lochs écarlates s’étaient formés. Une brume roussâtre s’élevait lentement du champ de bataille, dissimulant progressivement au triomphal Olaf le coucher de soleil cramoisi et les innombrables corbeaux dont les croassements retentissants venaient percer le sépulcral silence.
Parfaitement à l’aise au milieu de ce massacre, à la fois détendu et sur le qui-vive, Olaf attendait patiemment qu’une faction de combattants blessés se remette suffisamment sur pied pour venir le reconnaître comme leur nouveau souverain. Cela n’aurait su tarder. Il entendait depuis quelques minutes un bruit d’armure claudiquant tant bien que mal sur le terrain accidenté.
La tradition voulait que ce fut son plus vaillant adversaire – encore vivant – qui dirigeât la délégation. Aussi fut-il surpris par la silhouette qui se découpa bientôt dans le brouillard : il n’avait pas souvenir d’avoir vaincu un homme armé d’une lance, ni pourvu d’un imposant casque pyramidal.
Olaf se campa solidement sur ses deux jambes et resserra son emprise sur sa terrible hache à double tranchant lorsque son ennemi approcha et devint plus déroutant encore.
Il était gigantesque ! Bien plus grand, bien plus large qu’Olaf, pourtant notoirement reconnu comme l’homme le plus robuste de la vallée.
Un coup de vent chassa fugitivement la brume qui enveloppait les deux derniers survivants,  juste suffisamment pour qu’Olaf distingue nettement un énorme visage grimaçant aux yeux démoniaques. Le masque infernal d’un dieu vengeur !
Mais « Brise-crânes » n’était pas homme à reculer, fut-ce devant la Mort elle-même.
Rassemblant toute la puissance contenue dans ses formidables muscles, il fondit sur l’apparition.
Et mourut.

La légende dit que le brouillard se dissipa alors miraculeusement, dévoilant aux yeux éberlués de tous les survivants une scène inimaginable : l’invincible Olaf « Brise-crânes » Gustavson transpercé de part en part et soulevé dans les airs par un colosse carapacé d’ébène.
Le temps resta suspendu un instant.
Puis un rugissement assourdissant jaillit de la créature et tous ces irréductibles braves, pris d’une indicible terreur, abandonnèrent armes, compagnons et fierté pour fuir le plus loin possible de cette abomination.

Parmi les fuyards, certains courageux osèrent s’arrêter à l’abri relatif de leur frustre chaumière, à quelques lieues de là, mais d’autres titubèrent et rampèrent plusieurs jours durant avant de retrouver suffisamment de bon sens pour s’effondrer d’épuisement.
Ce sont ceux-là qui, souvent trop couards pour revenir sur leurs pas à leur réveil, répandirent la nouvelle à travers tout le pays : le vainqueur de la mêlée, leur souverain à tous, était un démon étranger fou de rage et il avait éventré Olaf Gustavson comme s’il s’agissait d’un chiot sans défense.

Ce sont aussi  les traces de leur déroute qui menèrent quelques semaines plus tard un autre étranger aux prémices d’un village de la lande sinistrée. Une foule belliqueuse, armée de haches et de fourches, l’y attendait. Le vagabond ne sembla pas y prêter attention : arrivé à quelques pas du groupe menaçant, il s’immobilisa et s’adressa simplement à eux.
Un vent terrible soufflait ce jour-là, mais l’homme se contenta de murmurer et tous l’entendirent.
Il se prénommait Susanoo, et il était à la recherche d’un être cher à son cœur. Un être abritant une incommensurable souffrance. Celle d’être incomplet. Et qui, dans son désespoir, avait laissé les ténèbres envahir son âme.
L’odeur de la mort l’avait conduit ici, disait-il.
L’étranger expliqua encore à des habitants figés sur place qu’il était de son devoir de mettre fin aux agissements maléfiques de son camarade et demanda obligeamment un volontaire pour le mener au dernier lieu où le démon avait été aperçu.
Après quoi, dans le vacarme assourdissant de la tempête naissante, il se tut.

Ma version préférée du conte dit qu’une petite fille se proposa aussitôt. Que la foule pétrifiée se fendit lentement en deux pour la laisser passer et qu’elle vint droit sur l’insaisissable Susanoo, le prit par la main et, levant de grands yeux sérieux vers lui, pointa un doigt qui ne tremblait pas vers le Nord.

Ils quittèrent ensemble le village.
La petite fille revint seule une semaine plus tard et personne ne revit jamais Susanoo.
C’est l’enfant elle-même qui rapporta comment s’étaient déroulées  les retrouvailles des deux étrangers.

Elle et Susanoo marchèrent une bonne partie de la nuit. La fillette se repérait aux cairns qu’ils croisaient et qu’une étonnante absence de nuage laissait flamboyer au clair de lune. Voyant qu’elle peinait à rester debout, l’étranger finit par la prendre sur son dos et poursuivit infatigablement son chemin, la réveillant seulement de loin en loin pour lui demander la direction à suivre.
Le lendemain matin, ils étaient sur le champ de bataille – pourtant à trois jours de marche forcée du village. Mais cela, l’enfant  ne le réalisa que bien plus tard.
La lande était encore rouge de sang.
Il y régnait une puanteur indescriptible de putréfaction avancée.
Et le démon était là. Titanesque. Immobile au milieu des cadavres et des vers. Appuyé de tout son poids sur sa lance. A ses pieds, la carcasse énorme du terrible Olaf commençait déjà, à travers la pourriture, à dévoiler de son ivoire.

Il était clair même pour la petite fille à moitié folle d’horreur que l’armure était désormais vide de toute vie, mais Susanoo alla tout de même lui parler et ses paroles avaient des allures d’incantations.
Il lui dit – mais peut-être ordonnait-il – de se reposer un peu. D’oublier.
Il lui dit qu’elle pouvait dormir en paix ici. Qu’elle était arrivée à destination. Que personne ne viendrait la déranger désormais, sinon son maître et amant vénéré.
Son autre moitié.
Celui qui connaîtrait son véritable nom.
Il lui dit encore qu’au fin fond de sa prison, elle devait garder espoir, car l’avènement de son bonheur était inévitable. Et qu’elle pourrait réparer alors tout le mal qu’elle avait fait.
Puis, sans plus de cérémonie, il se retourna et s’en fut, laissant la fillette derrière lui.

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