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mercredi 15 décembre 2010

La légende d'Amaterasu - Partie I

Cette histoire m’a été racontée maintes fois, par maints différents bardes, en maints pays distincts.
Elle parle de droiture, de rancœur, de destinée et de sauvagerie.
Elle parle d’espoir et de courage.
Elle parle de nous, je crois. De moi, en tout cas, sans le moindre doute.

Elle commence dans une terre désolée, battue par les vents depuis des temps immémoriaux. Parsemée de larges collines, cette étendue détrempée n’est que bruyères et marécages, tumulus, mégalithes effondrés, ruines et cadavres recouverts de mousse et de fougères. De larges ruisseaux invisibles et glacés la zèbrent traitreusement, achevant de la rendre hostile – et souvent mortelle – à toute forme de vie insuffisamment aguerrie.
Plus au Sud, le sol s’adoucit et de nombreux petits villages rivaux de robustes cultivateurs et de fiers guerriers luttent rageusement pour sa possession. Mais c’est ici, au centre de cette lande maudite des dieux et fuie des hommes, constamment étouffée sous une épaisse chape de nuages noirs, qu’imperturbablement, elle veille.

De loin, on peut la prendre pour un autre cairn laissé là à la gloire d’un des innombrables héros qui sévirent et périrent dans la région.
En approchant un peu, on croit soudain avoir affaire à un homme, tant la silhouette est figée dans une attitude humaine. Une attitude de mort, réalise-t-on face à son effarante immobilité.
De fait, un squelette l’habite.
Et l’actuel locataire n’est que le dernier d’une interminable lignée de mécontents et de rêveurs.
Mais ceux-là sont insignifiants.
Ce n’est qu’arrivé à quelques pas qu’on devine enfin sous le lichen la véritable nature de cette statue morbide et solitaire.
C’est une armure.
Une armure de géant.
Elle culmine à plus de deux mètres de hauteur, dominant largement jusqu’aux plus monstrueux de ses visiteurs. Appuyée sur une puissante lance de métal, à laquelle sont cramponnées les mains de sa pathétique dépouille, elle semble toujours sur le point de s’écrouler. Mais les plus anciens des sages sont là pour témoigner qu’elle n’a pas frémi d’un pouce en cent ans, malgré le passage répété de tempêtes capables de soulever des maisons de pierre et de les disloquer dans les airs comme de vulgaires pantins de paille.
Immuable et terrible, elle règne seule sur la désolation.

Il n’en a pas toujours été ainsi.
Bien que personne ne soit encore vivant pour en parler d’expérience, tout le monde dans ces contrées connait sa légende. Comment elle est arrivée ici, ce qu’elle attend, ce qu’elle est.

C’était un jour sanglant même selon les standards de cette lointaine époque barbare.
L’intégralité des hommes – et garçons – de la région s’étaient entretués toute la journée durant au sein d’une absurde mêlée dont seul était censé ressortir indemne le prochain chef suprême.
Monstre parmi les monstres, Olaf « Brise-crânes » Gustavson était encore debout. Autour de lui, aussi loin que son regard portât, le sol n’était qu’un amas de métal et de chair ensanglantés. Entre les collines jonchées de guerriers gémissants, des petits lochs écarlates s’étaient formés. Une brume roussâtre s’élevait lentement du champ de bataille, dissimulant progressivement au triomphal Olaf le coucher de soleil cramoisi et les innombrables corbeaux dont les croassements retentissants venaient percer le sépulcral silence.
Parfaitement à l’aise au milieu de ce massacre, à la fois détendu et sur le qui-vive, Olaf attendait patiemment qu’une faction de combattants blessés se remette suffisamment sur pied pour venir le reconnaître comme leur nouveau souverain. Cela n’aurait su tarder. Il entendait depuis quelques minutes un bruit d’armure claudiquant tant bien que mal sur le terrain accidenté.
La tradition voulait que ce fut son plus vaillant adversaire – encore vivant – qui dirigeât la délégation. Aussi fut-il surpris par la silhouette qui se découpa bientôt dans le brouillard : il n’avait pas souvenir d’avoir vaincu un homme armé d’une lance, ni pourvu d’un imposant casque pyramidal.
Olaf se campa solidement sur ses deux jambes et resserra son emprise sur sa terrible hache à double tranchant lorsque son ennemi approcha et devint plus déroutant encore.
Il était gigantesque ! Bien plus grand, bien plus large qu’Olaf, pourtant notoirement reconnu comme l’homme le plus robuste de la vallée.
Un coup de vent chassa fugitivement la brume qui enveloppait les deux derniers survivants,  juste suffisamment pour qu’Olaf distingue nettement un énorme visage grimaçant aux yeux démoniaques. Le masque infernal d’un dieu vengeur !
Mais « Brise-crânes » n’était pas homme à reculer, fut-ce devant la Mort elle-même.
Rassemblant toute la puissance contenue dans ses formidables muscles, il fondit sur l’apparition.
Et mourut.

La légende dit que le brouillard se dissipa alors miraculeusement, dévoilant aux yeux éberlués de tous les survivants une scène inimaginable : l’invincible Olaf « Brise-crânes » Gustavson transpercé de part en part et soulevé dans les airs par un colosse carapacé d’ébène.
Le temps resta suspendu un instant.
Puis un rugissement assourdissant jaillit de la créature et tous ces irréductibles braves, pris d’une indicible terreur, abandonnèrent armes, compagnons et fierté pour fuir le plus loin possible de cette abomination.

Parmi les fuyards, certains courageux osèrent s’arrêter à l’abri relatif de leur frustre chaumière, à quelques lieues de là, mais d’autres titubèrent et rampèrent plusieurs jours durant avant de retrouver suffisamment de bon sens pour s’effondrer d’épuisement.
Ce sont ceux-là qui, souvent trop couards pour revenir sur leurs pas à leur réveil, répandirent la nouvelle à travers tout le pays : le vainqueur de la mêlée, leur souverain à tous, était un démon étranger fou de rage et il avait éventré Olaf Gustavson comme s’il s’agissait d’un chiot sans défense.

Ce sont aussi  les traces de leur déroute qui menèrent quelques semaines plus tard un autre étranger aux prémices d’un village de la lande sinistrée. Une foule belliqueuse, armée de haches et de fourches, l’y attendait. Le vagabond ne sembla pas y prêter attention : arrivé à quelques pas du groupe menaçant, il s’immobilisa et s’adressa simplement à eux.
Un vent terrible soufflait ce jour-là, mais l’homme se contenta de murmurer et tous l’entendirent.
Il se prénommait Susanoo, et il était à la recherche d’un être cher à son cœur. Un être abritant une incommensurable souffrance. Celle d’être incomplet. Et qui, dans son désespoir, avait laissé les ténèbres envahir son âme.
L’odeur de la mort l’avait conduit ici, disait-il.
L’étranger expliqua encore à des habitants figés sur place qu’il était de son devoir de mettre fin aux agissements maléfiques de son camarade et demanda obligeamment un volontaire pour le mener au dernier lieu où le démon avait été aperçu.
Après quoi, dans le vacarme assourdissant de la tempête naissante, il se tut.

Ma version préférée du conte dit qu’une petite fille se proposa aussitôt. Que la foule pétrifiée se fendit lentement en deux pour la laisser passer et qu’elle vint droit sur l’insaisissable Susanoo, le prit par la main et, levant de grands yeux sérieux vers lui, pointa un doigt qui ne tremblait pas vers le Nord.

Ils quittèrent ensemble le village.
La petite fille revint seule une semaine plus tard et personne ne revit jamais Susanoo.
C’est l’enfant elle-même qui rapporta comment s’étaient déroulées  les retrouvailles des deux étrangers.

Elle et Susanoo marchèrent une bonne partie de la nuit. La fillette se repérait aux cairns qu’ils croisaient et qu’une étonnante absence de nuage laissait flamboyer au clair de lune. Voyant qu’elle peinait à rester debout, l’étranger finit par la prendre sur son dos et poursuivit infatigablement son chemin, la réveillant seulement de loin en loin pour lui demander la direction à suivre.
Le lendemain matin, ils étaient sur le champ de bataille – pourtant à trois jours de marche forcée du village. Mais cela, l’enfant  ne le réalisa que bien plus tard.
La lande était encore rouge de sang.
Il y régnait une puanteur indescriptible de putréfaction avancée.
Et le démon était là. Titanesque. Immobile au milieu des cadavres et des vers. Appuyé de tout son poids sur sa lance. A ses pieds, la carcasse énorme du terrible Olaf commençait déjà, à travers la pourriture, à dévoiler de son ivoire.

Il était clair même pour la petite fille à moitié folle d’horreur que l’armure était désormais vide de toute vie, mais Susanoo alla tout de même lui parler et ses paroles avaient des allures d’incantations.
Il lui dit – mais peut-être ordonnait-il – de se reposer un peu. D’oublier.
Il lui dit qu’elle pouvait dormir en paix ici. Qu’elle était arrivée à destination. Que personne ne viendrait la déranger désormais, sinon son maître et amant vénéré.
Son autre moitié.
Celui qui connaîtrait son véritable nom.
Il lui dit encore qu’au fin fond de sa prison, elle devait garder espoir, car l’avènement de son bonheur était inévitable. Et qu’elle pourrait réparer alors tout le mal qu’elle avait fait.
Puis, sans plus de cérémonie, il se retourna et s’en fut, laissant la fillette derrière lui.

lundi 13 décembre 2010

Jour 141 - 01/11/10

J’ai une foultitude d’idées imprécises en tête.
Et la responsabilité, je crois, en incombe au dessin.

J’ai fini mes gants hier soir. L’étape menuiserie est donc intégralement achevée.
Je suis naturellement passé ce matin à l’étape suivante : l’adaptation de mes esquisses à l’échelle de l’armure, la jeune Amaterasu.
Le processus en soi est particulièrement agréable. La sensation de la pointe de carbone caressant les aspérités naturelles de l’écorce, les courbes élégantes que mains et poignets forment et parcourent, l’apparition progressive, rythmée, inarrêtable … maritime – en définitive – du motif.
Tout cela est hautement enivrant.

Mais mon esprit, lui, est soumis à un étrange exercice.
Ne faisant que recopier un vieux croquis grandeur nature, je n’ai la plupart du temps pas besoin d’être concentré.
Je laisse alors mes pensées courir une pâle et humide campagne – je suis depuis peu d’humeur résolument Lovecraftienne.
Cependant, certaines portions de l’armure demandent un peu plus d’attention et, sans que j’en aie entièrement conscience, mon monde onirique du moment s’efface pour laisser l’activité physique trôner à sa place.
Quand revient l’heure de rêver, c’est toujours une nouvelle fantaisie qui vient m’habiter.

Il fait maintenant nuit noire. J’ai bien travaillé.
Il va bientôt être l’heure d’aller se plonger dans l’univers d’un autre que moi.
J’ai pour habitude avant de m’autoriser ce plaisir facile de revenir un instant sur les pistes que j’ai pu explorer dans la journée. Des idées sur les règles que j’aimerais voir charpenter mon environnement. Ou que je constate inévitables.
Les lois, précisément, encadrant ce que je veux, peux ou dois créer.
Je les écris parfois ici.

Aujourd’hui, pourtant, j’ai un mal fou à identifier la moindre pensée un tant soit peu aboutie.
J’ai passé la journée à amorcer des réflexions alléchantes que j’ai délaissées à peine quelques minutes plus tard.
Je me souviens m’être interrogé sur la notion d’appartenance. Un sentiment dont la nécessité m’échappe largement.
Puis d’être parti faire une longue promenade dans les landes émeraude et anthracite d’Ecosse.
D’avoir ensuite songé à la personnification de l’Invincibilité – un personnage que j’ai déjà mis en scène dans une nouvelle intitulée L’intempérance partagée et que j’aimerais retrouver bientôt.
Et enfin, d’avoir considéré à quel point l’habit pouvait influencer le moine, s’il ne le faisait pas.

Il existe forcément un lien entre toutes ces pensées. Tout est lié.
C’est une vérité à laquelle il est impossible de se soustraire.
Où qu’ils aillent, ces fils neuronaux ont une seule et même origine.
Je peux même dire laquelle, je la perçois : c’est Amaterasu.
Mais ce soir, pour une raison que j’ignore, le liant matriciel refuse l’explicitation.
Et me voilà réduit à poser des énigmes.

Le sommeil et les sombres légendes qui l’accompagnent m’aideront peut-être à donner forme à ce vivant brouillard.

P.S. Je consigne ici des images de l’armure afin de pouvoir mesurer plus tard mes avancées.


vendredi 10 décembre 2010

Jour 136 - 27/10/10

Je n’ai aucune envie d’écrire aujourd’hui.
La maison dort. La nature autour est immobile. Je regarde le plafond depuis le canapé.
Tout va bien.

Je suis revenu lundi à la campagne. Seul, cette fois.
J’ai presque terminé mon armure.
La partie menuiserie, en tout cas. Je dois encore confectionner les gants.
Restera ensuite la peinture ; une tâche longue et ardue.
Et enfin, un peu de maniement du textile, dont je ne connais rien.

En attendant, ma journée est finie et je reste là, joyeusement épuisé, une bière à la main, à regarder les feuilles tomber. Il fait encore relativement doux. J’irai sans doute après diner faire une courte promenade pieds nus dans la forêt. Il me plait de croire que ce genre de pratique aide à conserver le peu de sauvagerie que notre vernis civilisé n’a pas encore tout à fait étouffé.
La nudité permet d’améliorer l’exercice. On se sent vulnérable, nu au milieu des épines, des animaux sauvages et des froides bourrasques. Mais de là nait une forme de défiance, de fierté, à se réclamer nous aussi forces de la nature qui est, je crois, la base même de la sauvagerie moderne.
Et, un pas derrière, d’une puissance inouïe.

Bière et sauvagerie sont-ils compatibles ?
Sans le moindre doute.

J’ai envie de parler de l’armure, un peu.
Je dois sans tarder lui trouver un nom. Toute bonne armure doit pouvoir être nommée.
"Qu’on m’apporte Géraldine !", tonnait royalement Louis XIII ! Et quel panache avait-il alors !
Mais j’aimerais d’abord l’avoir vue complète. Afin de pouvoir faire un choix avisé.

Je sais déjà ceci.
Elle sera indéniablement asiatique.
Elle sera aussi terrifiante. Une bonne armure doit par sa seule apparition faire s’évanouir les moins valeureux des ennemis.
Et elle sera harmonieuse. Offensive et défensive. Noire et blanche, constellée d’une touche de sang, de flammes et d’ire.
Universelle.

Une divinité du bouddhisme ou du shintoïsme peut-être ?
Amaterasu, déesse du soleil ?
Un bien joli nom pour une armure ...
Ah ! Non !
Diablerie !
Trop tard pour attendre qu’elle soit complète désormais.
L’armure est Amaterasu. Ce n'est plus de mon ressort.
Comme souvent dans ce genre de cas, cela coule de source après coup au point de sembler prédestiné.
Ce soleil aux rayons ardents – symbole du Japon – que j’ai dessiné sur le dos de mon armure voilà maintenant plusieurs mois ! C’est elle.

Amaterasu. Amaterasu. Amaterasu.
Fille issue de l’œil gauche de l’héroïque Izanagi.
Régente des cieux. Mère de la lignée impériale.

Amaterasu l’inévitable.

Pour mériter une telle protection, il me va falloir récupérer pureté et vertu …
Et comment mieux y parvenir qu’en refermant tout de suite ce journal pour aller affirmer dehors ma nature essentielle ?

P.S. Je consigne ici des images de l’armure afin de pouvoir mesurer plus tard mes avancées.


jeudi 9 décembre 2010

Jour 130 - 21/10/10

J’ai lu un jour un roman de l’écrivain de science-fiction Philip K. Dick dans lequel la menuiserie était devenue une religion. Je crois commencer à comprendre ce qui a pu lui donner cette idée. Il y a quelque chose dans le travail du bois qui à la fois apaise et incite à l’introspection.
Le cheminement – au même titre que la destination – est si naturel dans le maniement du bois ! Là où il est si confus dans le maniement de la vie.
Je mesure, dessine sur les planches, découpe, visse, cloue, colle, assemble.
J’obtiens.
Au cours de ces journées bénies, mon existence est guidée.

Je ne sais pas du tout si mon ami partage ces sentiments.
Tout à notre tâche, nous parlons peu. Il n’y a, ma foi, pas grand-chose à dire.
Je laisse donc mes pensées vagabonder indolemment, suivant le rythme et l’humeur que la musique – nous avons installé une enceinte dehors – m’impose.
Je rêve beaucoup de nos futurs combats. J’ai une lance ou un sabre. Lui est souvent poings nus et esquive habilement mes larges attaques. Ses ripostes me surprennent presque à chaque fois, et il me faut accélérer encore et toujours. Tandis que je trace à la règle l’avant de mon plastron, il m’arrive de sentir mes épaules se contracter par réflexe ou de me surprendre à penser obsessionnellement  « Concentre-toi plus ! Tu peux voir ses mouvements ! Contrôle chacun de tes gestes ! ». Nos coups deviennent rapidement impossibles et je suis bientôt en équilibre sur la pointe de ma lance, tourbillonnant à une vitesse surhumaine, à préparer une botte imparable dont j’ai le secret. Lui attend, tranquillement goguenard, sûr de son invincibilité. Les nombreux spectateurs  – ces fantasmes sont de terribles détecteurs de vanité – s’écartent en toute hâte. Les pierres se fendent. Notre-Dame tremble. Je suis prêt.
Je frappe.
Et la scène se dissipe dans une intense lumière blanche … dont sort un célèbre acteur qui veut acheter l’armure pour une somme exorbitante !

Indubitablement, je vais bien.

Plus tard, je reviens au bois. A l’artisanat. A la création.
A l’inoxydable amour porté à tout ce qui nait de nos mains.
Un nouveau désir, une nouvelle destinée, jaillit de mes entrailles.
Artisan intangible ! Je veux être un artisan de l’intangible.
Apprendre à mesurer, dessiner, découper, visser, clouer, coller, assembler l’Irréel brut pour en faire des armures fantastiques.
Contre l’infâme monotonie et l’absurde normalité.
Façonner l’existant pourrait finir par me lasser, mais l’inexistant ? Je crois la discipline inépuisable. Allègrement mère de quoi me transporter jusqu’à ... oh ! Jusqu'à loin.

Des mesures évidentes seront à prendre au sortir de ce projet !
Je dois trouver de la matière première. Je dois trouver une carrière d’Irréalité.
Mais bien sûr, cette armure-ci, bien que réelle, est déjà une forme de lutte contre l’habitude ... Et je l’ai à peine commencée !
Allez. Un peu de calme. Je me disperse.
C'est que voir l'armure se former petit à petit devant mes yeux est diablement enthousiasmant !
 
Dormons.

P.S. Je consigne ici une image de l'armure afin de pouvoir mesurer plus tard mes avancées.



mercredi 8 décembre 2010

Jour 126 - 17/10/10

Je n’ai finalement pu acheter mes planches de bois – du contre-plaqué – qu’aujourd’hui. J’y suis allé avec un ami qui, séduit par l’idée, a décidé de lui aussi construire une armure.

Je devrais me réjouir à l’idée d’avoir trouvé mon adversaire, mais la vérité est qu’une étrange mélancolie m’habite tenacement depuis quelques jours et que j’éprouve la plus grande difficulté à former des pensées joyeuses.
Sans doute est-ce dû à ce retard …
Diverses affaires que je n’avais su ou voulu prendre en compte dans mes plans m’ont résolument retenu en ville ces vingt derniers jours.
En soi, bien sûr, cela n’a rien d’important. Je ne suis pas de ceux qui, devant une tâche importante, considèrent comme vital un départ brillant. L’effort est un phénomène qu’on peut accentuer, je crois, à tout moment.
Seulement, je vois à présent que ma tranquillité ne pourra être acquise qu’au prix d’un combat quasi-perpétuel.
Qu’elle n’est pas chose naturelle. Du moins, pas pour le moment.
Et cela m’emplit d’un sentiment de tristesse si profond que même l’enrôlement d’un compagnon pour mon aventure ne parvient à m’en sortir tout à fait.

Je ne sais comment retranscrire fidèlement mon état d’esprit.
Je n’ai jamais pensé que cette période de ma vie serait idyllique, ou d’une facilité déconcertante, ou d’une tiède et productive paresse. Mais j’ai tant donné de moi ces dernières années – sans souffrance véritable ni coercition extérieure certes mais tout de même –  que je pensais m’être d’une certaine façon acheté le droit de me concentrer sérieusement.
Pas indéfiniment, non. Un an peut-être. Six mois ? Un moment, simplement.
Le droit de pouvoir abandonner mes défenses, mes peurs, mes liens, tout. Pour pouvoir me consacrer intégralement, et en toute innocence, à ce qui a le potentiel de me faire vibrer durablement.
Je découvre que cette innocence n’existe pas. Ce temps qui semblait se tenir à ma disposition, il me faut l’acheter. Chaque instant doit être utilisé exactement à bon escient. Sous peine de décevoir, d'agacer, de blesser, d’inquiéter. De sombrer dans le nuisible.

Cela tombe sous le sens, vraiment. C'est précisément la vie.
L’écrire me fait du bien.
Je connais en fait cette structure depuis une éternité. C’est elle, l’ennemi que je combats. Cette … précision.
Haa … Dieu merci ! Mes forces s’en reviennent ! Quel pouvoir réside dans les mots !
Des barrières, des obligations, des sables mouvants, bien sûr qu’il y en a.
Et c’est mon rôle que de les reléguer au rang de contrariétés négligeables.
Ce qu’elles sont, aux yeux de ma chère et indispensable métaphysique.

A moi donc d’être un démon. Si c’est ce que ma détermination fait de moi.
Je laisse à Victor le soin de gérer mes doutes et regrets.

Nous partons tout à l'heure à la campagne pour la semaine.
L'air pur, le travail physique et l’activité créatrice auront, j’espère, tôt fait de dissiper les derniers nuages que je ressens encore ça et là.

mardi 7 décembre 2010

Jour 110 - 01/10/10

La vie active pour la plupart.
Le Néant selon d’autres.
Une sorte de départ quoiqu’il arrive. Vers cette impression floue que chacun s’est fait, au cours de son parcours académique, de l’existence adulte désirée. Vers le respect de soi.
J’en étais encore à la lisière il y a un pas.
M’y voilà.

Dix ans d’attente.

Voyons voir … Oui, mon corps m’obéit.
Je peux regarder à gauche. Je peux regarder à droite. En bas. En haut. Derrière ? Pas de problème.
Libre.
Le mot rebondit sur les parois de l’incommensurable grotte au centre de laquelle, assis en tailleur, je trône. Cet espace m’appartient désormais. Un vide à mon échelle, à ma disposition, qu’il me revient de remplir si je le souhaite.

Rien ne presse.

Je veux d’abord prendre la pleine mesure de ce nouvel environnement.
De ce qui m'importe.
A mesure que j’agis dans le monde, je construis le mien. Telle est la portée que je veux donner au moindre de mes gestes.
Que chaque élément s’imbrique toujours naturellement dans le précédent.

Dans cet état d'esprit, l’arrivée d'un nouveau palier est aussi nécessaire que délicate à négocier.
S'améliorer sans changer fondamentalement de cap.
Aujourd’hui, enfin, j’ai accès au temps.
Avec, je vais prendre les plus belles et les plus folles photos imaginables, je vais écrire un livre qui contiendra mon âme dans son intégralité, je vais m’entraîner jusqu’à en être indestructible, je vais regarder le Néant dans les yeux et je vais construire une armure. Réaliser le rêve de tout homme qui se respecte.

Rien ne presse mais, à dire vrai, rien ne me retient non plus.
Je crois que je vais commencer tout de suite.

Pour donner un peu de poids à mes déclarations, en ce 1er Octobre 2010, je consigne officiellement dans mon journal les croquis de l’armure.
Je n’en ferai pas d’autre.
Demain, j'irai chercher les matériaux. Après-demain, la construction commence.
D’ici Novembre, je serai en armure dans les rues de Paris !


dimanche 5 décembre 2010

Jour 100 - 21/09/10

Cent jours !
Cent jours que j’ai pensé l’armure pour la première fois. Quatre-vingt-dix-neuf rotations de la Terre sur elle-même qu’elle peuple mes pensées.
Un peu plus de trois mois.
Un centième de ma vie jusqu’ici !

En manipulant ces diverses interprétations d’une période aussi interminable qu’instantanée, je réalise que rien dans ce journal – aucun schéma, aucune illustration – ne permet de vérifier que je n’affabule pas totalement.
J’ai dit avoir dessiné des plans, mais quelqu’un tombant sur ce cahier s’attendrait sans nul doute à les voir apparaître.

J’imagine très bien cet homme. Il porterait un chapeau haut-de-forme, une épaisse moustache et des bretelles d’un rouge éclatant. Il se serait assis une minute dans cette chaise à l’allure confortable pour s’éponger le front et, incapable de se reposer calmement, aurait commencé à vider distraitement les tiroirs du bureau afférent. Bientôt, il aurait trouvé ce carnet, disposé précautionneusement sous le pistolet.
Une dizaine de minutes de « Ho ! » bourgeois infiltrés par quelques « Le drôle ! » railleurs l’auraient amené à la mention des croquis.
La scène aurait alors intégralement changé.
Touche-à-tout comme n’importe quel gentilhomme respectable, le curieux aurait senti son âme de bricoleur s’enflammer soudainement. Dessus son ventre rond, sous ses gros doigts fébriles, mes pages se seraient brusquement animées, ondulant de ci de là au rythme de sa lourde respiration – plus pressée à mesure qu’il perdrait patience devant cette succession sans fin de lignes stériles.
Finalement vaincu, à bout de souffle, furibond, il aurait malgré tout réussi à mobiliser les dernières forces de sa formidable poitrine pour jeter sa lecture à terre et tonner sa frustration !
« Enfer ! Mais où sont-ils donc ?! ».

Enfer !

Plus préoccupant que le sort de cet irascible inconnu illusoire peut-être, le fait que je n’aie effectivement en cent jours avancé que de quelques coups de crayons dans mon projet.
Quoique …
Maintenant que je l’ai couchée sur le papier, l’idée ne me dérange aucunement.
Elle me rappelle même beaucoup un tableau que j’avais peint il y a quelques années, à l’aide même de la technique que j’utiliserai pour peindre l’armure.
Ce tableau, intitulé La vie rêvée des hommes, est séparé en deux en son milieu.
Sur sa partie supérieure, on voit sur fond blanc un arbre noir duquel pend une unique pomme rouge. Un homme est confortablement adossé au tronc de cet arbre. Détendu, la tête en arrière, il a une main posée – paume vers le haut – sur l’un de ses genoux : il attend que la pomme tombe.
La partie inférieure est un miroir de l’autre, à cela près qu’elle se situe dans un monde de ténèbres. Sur fond noir, l’homme est devenu squelette et l’arbre est devenu racines … La pomme est restée pomme.
Le squelette, heureux, sourit.

Tel que je l’entends, ce tableau illustre un mode de vie extraordinairement attirant : la poursuite déterminée et paresseuse d’un rêve inaccessible.
Physiquement agréable, excellent pour le moral, base d'une philosophie excitante et émerveillée !
La vie rêvée d'un homme.
Et tant pis si on en meurt ! L'univers aura peuplé notre imagination.

Mais l’armure est constructible.
Et bien que l’idée d’un journal sur une armure qui jamais n’apparaitrait a ses attraits, ainsi que celle de faire enrager d’imposants notables, Octobre approche et je commencerai très bientôt à travailler le bois. Schémas, illustrations et notes artisanales afflueront donc sous peu.

Parbleu !
Perché dans mon hamac, j'ai déjà retroussé une de mes manches !
Peut-on concevoir meilleure preuve ?


vendredi 3 décembre 2010

Jour 88 - 09/09/10

De toute la journée d’hier, je n’ai pas pensé une seule seconde à l’armure.
Habituellement, l’idée m’obsède plusieurs heures par jour. Mais quand ce n’est pas le cas, que je suis trop occupé ou trop absent, une alarme intérieure vient toujours à l’entrée du lit me souffler au moins à l’oreille : « Tu construis une armure. ».
Une petite phrase qui me rend immanquablement le sourire !
Et, ma foi, rien n’est plus important que de s’assoupir heureux … à part peut-être de s’éveiller heureux ?

La nuit dernière, je me suis endormi en rêvant de bateau et de mastication.
Deux songes simultanés et séparés.

Une partie de moi – la moins maîtrisée – m’imaginait marchant sur le pont d’un petit voilier de bois brun. Je marchais mais n’avançais pas pour autant : je faisais du surplace. Et pour cause, j’étais sur un tapis roulant. C’était moi, malgré tout, qui décidais du rythme de mon pas et je me rendis bientôt compte que je tirais un plaisir immense de cette balade. D’autant, je le notais rapidement, que le bateau lui-même voguait sur les vagues à une cadence réglée sur la mienne, si bien que j’avais la sensation – délicieuse et confondante – de marcher sur l’eau. J’escaladais les vagues, trottinais dans les creux, le vent et les embruns venaient s’écraser sur ma peau dans une pluie de pâles étincelles. Le rêve dans son ensemble m’indiquait aussi clairement, de sa propre volonté, qu’il était une métaphore de ma mécanique intérieure, de mon état d’esprit profond.

Sur ce fond d’agréable houle, d’adéquation spectaculaire, l’autre partie de moi – la moins instinctive – réfléchissait sur la toute-puissance des mâchoires. Elle remarquait qu’une large majorité du temps, les mâchoires de notre monde n’étaient confrontées qu’à des éléments, ou aliments, qu’elles étaient capables de réduire en charpie sans effort. Avec quelle facilité insensée nous écrasons cacahouètes, carottes et glaçons, pour ne mentionner que les armures les moins tendres. A l’occasion, les dents peuvent faire un peu souffrir, ou encore les gencives. Mais la mâchoire est d’une puissance inouïe ! Et elle est impitoyable.

Mon esprit, pris de sommeil, s’engourdissait et abandonnait une à une ses barricades. Convaincu par ces pensées, il était envahi par d’infinies superpositions d’images de nourriture broyée sans pitié. Le pain, la viande, le chou-fleur, le chocolat, l’écorce de chêne, le concombre, le biscuit apéritif, la gorge de gazelle, la pomme, la cuisse nubile y passèrent avec peu de distinction. Je mâchais sans vergogne mon chemin vertical à travers les strates de subconscient étalées ça et là.
Véritable foreuse, je mordais des matières étonnantes depuis déjà un certain temps lorsque je débouchai soudain sur un espace libre et lumineux. Une atmosphère pure sous un manteau de fantasmes.
Cela ne sembla pas m’étonner outre-mesure : la tête résolument en bas, je plongeai à travers les nuages sans la moindre hésitation.

La mer ne tarda pas à apparaître et en son centre, là où je m’attendais à le trouver, un petit bateau flottait innocemment. Je pris de la vitesse et l’air autour de moi s’embrasa rapidement. La taille visible de l’embarcation, pourtant, ne variait pas. Comme si elle rapetissait à mesure que j‘approchais. J’ouvris grand la bouche, découvrant les dents.

Sur le voilier, la paix régnait toujours en maîtresse. Bien que conscient de l’arrivée imminente d’une gigantesque comète furibonde, je continuais à marcher d’un pas égal, heureux.
Une douce et chaude pluie d’or vint engloutir un monde de tranquillité.

Le mets tant désiré – onctueux morceau de choix enveloppé d’une fine couche croustillante – se révéla d’un délice qui arrêta net ma gloutonne frénésie.
Je fermai les yeux et savourai cette consistance fabuleuse.
Je sentis vaguement, en toile de fond, mes muscles se relâcher complètement.

Bientôt, il n’y eut plus que le noir océan.

jeudi 2 décembre 2010

Jour 73 - 28/08/10

J’ai commencé à parler de l’armure autour de moi. Lorsqu’on s’enquiert de mes projets, j’avoue désormais m’être mis dans le crâne d’en construire une. C’est une déformation de la réalité à fin pratique : expliquer à chaque interlocuteur qu’à ce stade, ne rien faire et clouer des planches entre elles revient métaphysiquement au même serait une tâche éreintante. Et, à bien y regarder, affreusement mesquine.

Les gens s’étonnent.

Mes projets provoquent souvent de telles réactions, et il y a quelque chose dans ce phénomène que je ne comprends pas : pourquoi mes activités ont-elles tant besoin d’être expliquées ? Quel est ce sens que mes semblables voient immédiatement dans leurs actions et qui échappe aux miennes ?

J’ai le souvenir d’une scène récente qui éclairera peut-être mon inconfort dans ces situations.
Je possède deux cottes de maille. J’ai acheté la première d’entre-elles il y a plus de 5 ans, et j’ai depuis pris l’habitude de les porter le week-end. Je grimpe à mes arbres préférés, vais couper du bois, mange l’apéro et fais de l’exercice avec. C’est beaucoup plus agréable qu’on ne pourrait croire. On a la sensation d’être plus lourd, plus ancré, mieux relié au sol. Etrangement plus agile.
J’expliquais ceci à un invité de mes parents qui, me voyant marcher de ci de là en cotte de maille, m’avait posé cette étrange question : « Pourquoi ? ».
Un sourcil haussé et le sourire poliment goguenard, il me regardait maintenant comme si j’étais un doux dingue, un insensé. Et je crois bien que c’est définitivement ainsi qu’il me verra désormais.
Je laisse filer aujourd’hui, mais cet air là m’a longtemps fait enrager.
J’aimerais un jour demander à l’un de ces individus quelle finalité supérieure, quelle qualité rare, son squash hebdomadaire a que mes batifolages alourdis n’ont pas.

C’est ce « Pourquoi ? » !
Quelle différence profonde de sens y-a-t’il entre la construction d’une armure, et l’échafaudage d’une présentation PowerPoint ?
Evidemment que ça ne rime à rien ! Bons dieux !
Mais, monsieur, votre partie de golf, votre AUDI, votre verre de vin rouge, cet article dont vous êtes si content sur les dangers de la bulle spéculative en Thaïlande dans les années 90, votre vie entière ! Les dédaignez-vous pareillement ?
Non, bien sûr. Vous n’avez aucune raison de dédaigner vos chères distractions.
Se distraire, c’est ce que notre espèce fait de mieux.
Pour un peu, on pourrait presque en être fier ! L'humanité, espèce clown.

Ha … Je suis irritable aujourd’hui.
La chaleur, sans doute.
Enfin, une petite dose de rage, ça met toujours du baume au cœur !
Mais surtout, on ne m’enlèvera pas de l’idée que le monde se porterait sans doute plutôt mieux si les hommes apprenaient à accepter le vide.
Le leur comme le mien.

mercredi 1 décembre 2010

Jour 46 - 01/08/10

Quinzaine idyllique.

J’ai achevé mon premier croquis de l’armure une petite heure après ma dernière entrée dans ce journal.
L’armure a atteint un nouveau degré de réalité et, simultanément, un nouveau degré d’indépendance.
Elle existe en dehors de moi.
Je n’ai pas avancé d’un pouce depuis. Je savoure.
Je suis officiellement en train de créer.

C’est un état fascinant dans lequel le temps n’a plus cours :
Un jour, j’ai dessiné une armure sur un bout de papier.
Un jour suivant, dans un futur certain, une armure sera.
L’intervalle entre ces deux jours est, du point de vue de l’Histoire, parfaitement anecdotique.
C’est une période de repos absolu. La longue extase de la flèche en vol.

Plus j’y réfléchis, et plus l’image m’apparait pertinente.
Lorsque je travaille, je ne tergiverse jamais. Je fonce tout droit.
Devant ma feuille de papier, j’ai dessiné d’un jet l’armure que j’avais en tête.
Plus tard, je couperai le bois, l’assemblerai, le peindrai et l’agrémenterai de divers ajouts et accessoires sans plus d’hésitations. Mon âme créatrice peut aller faire la sieste en toute tranquillité.
Toutes ces étapes ont été effectuées à l’instant où j’ai saisi mon crayon. A l’instant où l’archer – un sursaut de ma volonté de construire une armure – a laissé la corde lui échapper.

Attention !
Loin de moi l’idée de vouloir faire croire que l’armure physique sera précisément celle de mes premières pensées. Je suis absolument dépourvu de talent en projection mentale.
A quoi ressemblera le résultat final ? Je n’en sais strictement rien !
C’est ce qui rend cette période si merveilleusement réjouissante : non seulement je navigue en automatique mais, de surcroit, je découvre le paysage à mesure que je le traverse.
J’ai été décoché. Cheveux au vent, sourire aux lèvres, je fends les airs à une vitesse vertigineuse – inexplicablement constante – pour un temps indéfini.
Bientôt, le monde m’arrêtera mais quand, où et à l’aide de quoi ? Comment savoir ? Cela dépend du bois dont je suis constitué, du vent et de mille autres éléments sur lesquels je n’ai aucune influence.
La cible – l’armure – n’est qu’un point flou vaguement deviné au loin.
Elle n'en est pas moins mon inévitable destination.

Non, rien à faire.
La qualité des casse-croûtes pendant le trajet … Voilà toute l’étendue de ce dont j'ai à me soucier.