Pages

vendredi 3 décembre 2010

Jour 88 - 09/09/10

De toute la journée d’hier, je n’ai pas pensé une seule seconde à l’armure.
Habituellement, l’idée m’obsède plusieurs heures par jour. Mais quand ce n’est pas le cas, que je suis trop occupé ou trop absent, une alarme intérieure vient toujours à l’entrée du lit me souffler au moins à l’oreille : « Tu construis une armure. ».
Une petite phrase qui me rend immanquablement le sourire !
Et, ma foi, rien n’est plus important que de s’assoupir heureux … à part peut-être de s’éveiller heureux ?

La nuit dernière, je me suis endormi en rêvant de bateau et de mastication.
Deux songes simultanés et séparés.

Une partie de moi – la moins maîtrisée – m’imaginait marchant sur le pont d’un petit voilier de bois brun. Je marchais mais n’avançais pas pour autant : je faisais du surplace. Et pour cause, j’étais sur un tapis roulant. C’était moi, malgré tout, qui décidais du rythme de mon pas et je me rendis bientôt compte que je tirais un plaisir immense de cette balade. D’autant, je le notais rapidement, que le bateau lui-même voguait sur les vagues à une cadence réglée sur la mienne, si bien que j’avais la sensation – délicieuse et confondante – de marcher sur l’eau. J’escaladais les vagues, trottinais dans les creux, le vent et les embruns venaient s’écraser sur ma peau dans une pluie de pâles étincelles. Le rêve dans son ensemble m’indiquait aussi clairement, de sa propre volonté, qu’il était une métaphore de ma mécanique intérieure, de mon état d’esprit profond.

Sur ce fond d’agréable houle, d’adéquation spectaculaire, l’autre partie de moi – la moins instinctive – réfléchissait sur la toute-puissance des mâchoires. Elle remarquait qu’une large majorité du temps, les mâchoires de notre monde n’étaient confrontées qu’à des éléments, ou aliments, qu’elles étaient capables de réduire en charpie sans effort. Avec quelle facilité insensée nous écrasons cacahouètes, carottes et glaçons, pour ne mentionner que les armures les moins tendres. A l’occasion, les dents peuvent faire un peu souffrir, ou encore les gencives. Mais la mâchoire est d’une puissance inouïe ! Et elle est impitoyable.

Mon esprit, pris de sommeil, s’engourdissait et abandonnait une à une ses barricades. Convaincu par ces pensées, il était envahi par d’infinies superpositions d’images de nourriture broyée sans pitié. Le pain, la viande, le chou-fleur, le chocolat, l’écorce de chêne, le concombre, le biscuit apéritif, la gorge de gazelle, la pomme, la cuisse nubile y passèrent avec peu de distinction. Je mâchais sans vergogne mon chemin vertical à travers les strates de subconscient étalées ça et là.
Véritable foreuse, je mordais des matières étonnantes depuis déjà un certain temps lorsque je débouchai soudain sur un espace libre et lumineux. Une atmosphère pure sous un manteau de fantasmes.
Cela ne sembla pas m’étonner outre-mesure : la tête résolument en bas, je plongeai à travers les nuages sans la moindre hésitation.

La mer ne tarda pas à apparaître et en son centre, là où je m’attendais à le trouver, un petit bateau flottait innocemment. Je pris de la vitesse et l’air autour de moi s’embrasa rapidement. La taille visible de l’embarcation, pourtant, ne variait pas. Comme si elle rapetissait à mesure que j‘approchais. J’ouvris grand la bouche, découvrant les dents.

Sur le voilier, la paix régnait toujours en maîtresse. Bien que conscient de l’arrivée imminente d’une gigantesque comète furibonde, je continuais à marcher d’un pas égal, heureux.
Une douce et chaude pluie d’or vint engloutir un monde de tranquillité.

Le mets tant désiré – onctueux morceau de choix enveloppé d’une fine couche croustillante – se révéla d’un délice qui arrêta net ma gloutonne frénésie.
Je fermai les yeux et savourai cette consistance fabuleuse.
Je sentis vaguement, en toile de fond, mes muscles se relâcher complètement.

Bientôt, il n’y eut plus que le noir océan.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire